mardi 21 janvier 2014

On a testé : «Bleigießen», dites-le avec du plomb

La date : un soir de réveillon.
Le lieu : quelque part en Teutonie, au sens très large.

C’est fou ce qu’on peut s’éclater rien qu’en faisant fondre un peu de plomb. Prenez une petite quantité de ce métal bon marché et hautement toxique, approchez une flamme, attendez que la température atteigne la température de 327,46 degrés centigrade, laissez mijoter quelques courts instants et... champagne pour tout le monde : que la fête commence ! Les Romains, ces joyeux drilles à l’art de vivre incomparable, l’avaient bien compris. Ainsi, au temps de l’empereur Dioclétien, saint Pantaléon de Nicomédie, médecin de son état, fut condamné à être plongé dans un bain de plomb fondu pour un grand décrassage final. Ouille. En l’an 306, ce fut au tour de saint Boniface, esclave d’une riche dame romaine, qui se vit contraint de boire une grande rasade fumante de ce fameux métal, si pratique, si malléable, si facile à faire fondre et à servir dans un verre à cocktail avec un petit parasol dessus (le fer, par exemple, entre en fusion à 1538°C. C’est une autre paire de manches pour l’obtenir à l’état liquide et en faire un mojito de la mort). Plus près de nous, en l’an de grâce 1610, l’assassin du roi Henri IV était supplicié à Paris au moyen de tenailles, d’huile bouillante, de résine, de soufre, et bien entendu, pour que la fête soit plus belle, de plomb fondu sur ses membres meurtris. « Monsieur Ravaillac », avait dit le sieur Achille de Harlay en rendant son verdict quelques jours plus tôt, « vous avez pété un plomb : il vous en cuyra ». À quoi l’accusé avait répondu du tac au tac : « Monsieur de Harlay ronchonne ; moy je n’ay besoing de personne ». Un échange resté dans les annales de la justice. Mais je m’égare.

Atelier de «Bleigießen» au réveillon
De nos jours, en Allemagne, faire fondre du plomb reste une activité ludique à pratiquer entre amis le soir de la Saint-Sylvestre. Il n’est plus rigoureusement nécessaire d’y occire au passage quelque malheureux hérétique ou de châtier les régicides dans dans un raffinement de supplices sadiques mais, plus benoîtement, le rituel est censé permettre de connaître son avenir pour l’année qui va commencer. Les bonnes choses se perdent, hélas. Mais c’est comme ça. J’ai donc l’honneur de vous présenter, chers Lecteurs, chères Vahinés, mes tous mes vœux de bonheur pour l’année 2014 ainsi que la tradition allemande du Bleigießen (prononcez « blaï-guiss-n»), qui veut dire, je vous le donne en mille, « faire fondre du plomb ». Faut pas chercher midi à quatorze heures. Enfin, parfois, si, mais pas cette fois.

Pour réussir votre atelier Bleigießen du réveillon, vous aurez besoin de réunir les ingrédients suivants :

Un kit de Bleigießen
 - une soirée de la Saint-Sylvestre. Alors théoriquement, vous pouvez bien sûr fondre du métal en mangeant vos Chocapic le matin du dimanche de Pentecôte, mais ça risque de tomber à plat ;
 - quelques amis ou connaissances (rien ne vous interdit de vous amuser à le faire tout seul dans votre coin, mais ça risque d’être encore moins drôle que le concept originel, et ce n’est pas peu dire). Attention, ne pas le faire avec trop d’amis, sinon la séance risque de durer très très longtemps et votre soirée aura du plomb dans l’aile ;
 - quelques pièces de plomb à faire fondre, ainsi qu’une cuiller en acier avec un manche en bois. Vous pouvez vous procurer des kits de Bleigießen pour seulement 1,99€ dans le commerce. Ou extraire le minerai de plomb directement à la mine. C’est vous qui voyez ;
 - une bougie ;
 - une boîte d’allumettes ou un briquet ;
 - un récipient en faïence rempli d’eau ;
 - une nomenclature des différentes formes que peut prendre votre pièce de plomb fondu, ainsi que l’interprétation qui correspond à chaque forme (généralement fourni avec le kit de Bleigießen) ;
 - une bonne dose d’imagination pour reconnaître les formes en question ;
 - des talents d’acteur pour faire croire à vos amis que vous trouvez ça génial.

Attention : il est nécessaire de tenir correctement votre cuiller à plomb, sinon toute l’expérience est nulle et non avenue !
L’instigatrice de la soirée (ou l’instigateur bien entendu mais de vous à moi, avouons que c’est carrément un truc de bonne femme hein) vous remet avec solennité votre figure de plomb. Un peu de sérieux, que diantre, vous êtes sur le point de découvrir ce que vous recèle votre avenir pour les 365 jours prochains. La flamme et la cuiller font le tour de la table. Chacun procède au petit rituel à tour de rôle : vous mettez votre petite pièce de plomb dans la cuiller et placez cette dernière au-dessus de la flamme de la bougie. Au bout d’une vingtaine de secondes, la température de 327,46 degrés est atteinte, et le petit morceau de métal se liquéfie alors très rapidement, prenant l’aspect d’une huile opaque et brillante qui frémit d’excitation dans la spatule. L’air de rien, vous vous remémorez vos lointains TP de chimie en classe de 3ème, notamment à ce jour funeste où Jean-Dylan, votre voisin de paillasse, d’un geste maladroit avec le bec Bunsen, fut à un cheveu de vous éborgner pour le restant de votre vie, ce gros lourdaud. Mais il n’est plus temps de ressasser le passé : le devoir vous appelle. Vous versez alors le contenu de la cuiller dans le saladier rempli d’eau. Plumbus jactus est, aurait dit l’autre, avec la gravité qui sied à la circonstance.

Au contact de l’eau froide, la goutte de métal fondu se solidifie instantanément... en forme de... de... euh... de goutte ? «Nein!», tranche sèchement la Madame Soleil de votre soirée de réveillon. Ce n’est pas une goutte, même si ça y ressemble comme... comme deux gouttes d’eau. D’ailleurs, la goutte (der Tropfen) est carrément absente de la nomenclature (sinon, ce serait trop facile, et un peu lourdingue sur les bords). Nomenclature que notre diseuse de bonne aventure consulte aussi fiévreusement que méthodiquement. « “Adler”, non ce n’est pas un aigle, Ananas non plus, “Apfel”... mmmh non ça ne ressemble pas à une pomme, “Auto”, non, “Baby” non plus. Ach... »

Votre avenir pour 2014 correspond nécessairement à l’un des cas de figure ci-dessus
Et puis, soudain, alors que vous commencez à espérer qu’elle admettra que la goutte de plomb ressemble à une banale goutte et à rien d’autre : « Eurêka ! J’ai trouvé ! “Fackel” : c’est un flambeau », jubile la voyante à la petite semaine avec un aplomb qui ne souffre nulle contestation. Un flambeau, tu en es sûre ? Ja ja ja, das ist ein Fackel. Et ça veut dire : « longue vie » d’après le tableau. Okay, bravo. La tablée félicite alors le convive chanceux qui a fait un tirage de si bon augure, et descend une bouteille de vin de la Moselle à sa santé. Tant qu’à faire, autant picoler un peu. C’est toujours ça que les Allemands n’auront pas.

Plomb suivant : bougie, cuiller, plouf dans le bol. Tiens, tiens, tiens... n’avons-nous pas une goutte ici ? «Nein». Mmmh, un têtard ? Non plus. Ah, je sais ! Un spermatozoïde ! Une remarque qui vaut à notre astrologue en herbe de vous toiser avec un sourire condescendant. On ne badine pas avec le Bleigießen ! «Pfeife : c’est une pipe. Signe de joie de vivre». Pour ne pas plomber l’ambiance, vous ne pipez mot et levez votre verre d’Aperol-spritz à la santé de l’heureux élu.

Et ainsi de suite, autant de plombs fondus, autant de formes indistinctes qui ressemblent toutes à des têtards en métal mal dégrossis, autant d’interprétations absolument convaincantes. Le lion, la grue, l’ange, la lampe... Quand vient mon tour, ma goutte de plomb en fusion explose en plusieurs morceaux minuscules dans l’eau froide. Le seul morceau d’une taille non négligeable a une forme qui, curieusement, fait l’unanimité. 

«L’œuf ! Tu as un œuf !
— Vous en êtes sûrs ?
— Bah ouais là y’a pas photo mec.
— Cool. Et ça veut dire quoi ?
— Attends... Wow cool ! Familienzuwachs. La famille s’agrandira en 2014 !
— Euuuh..., c’est que...
— Félicitations ! On est trop content pour toi. Allez, proooost.
— …»

Le Bleigießen, on a testé et on a trouvé ça gentil mais un peu naze sur les bords. Mais au moins on aura appris que la flamme d’une bougie chauffe à plus de 327,46°C, et on se couchera moins bête.

Les résultats de notre soirée Bleigießen

11 commentaires:

  1. Le mode d'emploi avec le dessin de la bougie à un petit coté vintage très réussi. Pour ce qui est des formes, tu exagères, on reconnait distinctement une louche, un saxophone et plusieurs crottes de chien. Mr Google m'a rappelé que cet art divinatoire (qui en vaut bien d'autres) s'appelait la molybdomancie.

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    1. La molybdomancie! C’est très joli. Ça me rappelle mon article sur la "zoomancie" de juin 2012. Je m’étais un peu lâché sur ces arts divinatoires justement. Merci pour cette petite intervention particulièrement instructive comme toujours.

      http://chronique-berliniquaise.blogspot.fr/2012/06/la-zoomancie-du-ballon-rond.html

      Pour ce qui est des formes que nous avons obtenues, eh bien justement c’est très frustrant car à chaque fois qu’on croyait reconnaître une forme, elle n’apparaissait pas dans la nomenclature. La louche (die Kelle) n’y est pas, le saxophone non plus (ni la clarinette ou la trompette). En plus j’ai découvert par les commentaires facebook qu’il existe une version concurrente du Bleigießen avec un autre tableau d’interprétation! On ne s’en sortira jamais...

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  2. C'est drôle, les Polonais ont un rituel proche mais à l'aide de cire pour les Andrzejki, le 30 novembre.
    Il s'agit de faire passer de la cire fondue dans un petit espace et de le verser dans de l'eau. La forme ainsi obtenue projetée sur le mur donne des indications quant à l'avenir amoureux des convives.
    Le système D polonais vs la technologie allemande.
    Une bougie est bien plus facile à trouver que l'attirail de bleigießen. :)

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    1. C’est marrant comme analogie. Les Allemands et les Polonais se ressemblent plus qu’ils ne veulent se l’avouer... :-)

      Mais attention, cf le commentaire d’Alain ci-dessus: la divination le plomb fondu, la molybdomancie, n’a pas grand-chose à voir, en définitive, avec la kéromancie (divination par la cire) tant prisée en Pologne!
      :-)

      Ravi de te revoir sur ces pages, au fait :-)

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    2. Merci, cher Chroniqueur ! :-)

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  3. Je ne connaissais pas du tout! J'imagine qu'en plus des 327,46°C il faut aussi quelques degrés d'alcool pour que ça marche, enfin que ça soit un minimum amusant... :)

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    1. Ah, ça! Ne t’en fais pas, de ce côté-là nous avions tout ce qu’il nous fallait :-)

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  4. Je vois un hippocampe ! Mais je parie que ça n'apparaissait pas dans la nomenclature :p

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    1. Hippocampe, c’est bien tenté, mais non ça n’y était pas non plus...
      Pour tout te dire la figure à l’extrême gauche a été assimilée à un lion (!). Ou du moins à une tête de lion.
      En fait un truc intéressant à faire serait de combiner cet art divinatoire avec un test psychologique de Rorschach, parce que parfois il y avait autant d’interprétations des formes que de personnes présentes autour de la table.

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  5. Je vois surtout...des trucs ressemblant à des crottes de nez :o Un peu crado comme jeu en fait ^^

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    1. Des crottes de nez?? tiens tiens, c’est pas faux! Moi je voyais surtout des têtards mais des crottes de nez je valide aussi :-)

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Un petit bonjour ?

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