mercredi 10 juillet 2013

On a testé : Steglitz vaut bien une messe

Le lieu : Berlin-Steglitz, 52°N, 13°E, 73.000 habitants dont un millier de Porsche.
La date : le soir de la fête de Pâques grecque orthodoxe, le 4 mai.

Ce samedi-là, j’avais naïvement accepté d’accompagner Mr Bonsoir et quelques amies au fin fond de Steglitz, un quartier ouest-berlinois plutôt cossu et complètement excentré de la Hauptstadt, à environ quatre heures et demi de métro de Friedrichshain, un bout du monde où jusqu’ici je ne m’étais jamais aventuré. En vérité je vous le dis, fidèles Lecteurs : depuis les toits de Friedrichshain, on voit la Lune, mais on ne voit pas Steglitz. Je dis ça, je dis rien. Le but avoué de notre expédition était, tenez-vous bien, d’assister à une messe de Pâques grecque orthodoxe. Un samedi soir, à minuit par-dessus le marché, à l’heure où tout Berlinois bien dans ses Birkenstock Converse préfère écumer les bars bruyants des quartiers hype plutôt que de s’infliger le silence des bénitiers en simili-marbre... Qu’étais-je donc allé faire dans cette galère ?

Un pèlerin allume des cierges dans une église grecque orthodoxe. Pas à Steglitz, certes, mais à Jérusalem. Mais bon vous voyez l'idée. De toute façon, depuis Friedrichshain, c'est le même temps de voyage.

L’argument de vente des instigatrices de cette soirée loose proprement inoubliable, que nous appellerons simplement Fräulein Kartoffel et son Âme Daphnée, était que la cérémonie religieuse est «super chouette» et les chants sacrés grecs «vachement beaux, même quand on pige pas un traître mot». Tope là, répondis-je tout émoustillé par un programme si alléchant, allons donc voir chez les Grecs si Pâques est plus fun dans la langue d’Homère et vaut mieux qu’une virée nocturne à Schlesisches Tor. Et je consentis donc à échanger les shots de Jägermeister du dimanche matin samedi soir contre une hypothétique rasade de vin de messe pascale, la confortable mollesse des fauteuils vintage dépareillés contre la rectitude austère des bancs d’église et des agenouilloirs poussiéreux, la foule de noctambules assoiffés de liqueurs contre la multitude de fidèles affamés du Pain de Vérité, l’air vicié des troquets enfumés contre le balancement de l’encensoir et ses effluves parfumées.

Du sympathique Biergarten du quartier de Wedding où nous étions attablés bien peinards, nous nous mîmes vaillamment en route vers Steglitz. Arrivés à la gare la plus proche, nous montâmes dans la première rame de métro à destination de Rathaus Steglitz, et nous installâmes confortablement dans notre voiture-couchettes (précaution indispensable pour ne pas arriver complètement fourbu et perclus de douleurs articulaires au terme du long voyage), non sans nous être assurés que nous disposions de suffisamment de provisions pour survivre pendant ce long périple, notamment un stock de citrons et de jus d’orange. Non pas pour nous préparer une gourdasse de cocktails pendant le trajet hein, je vous vois venir (enfin, quoique), mais bel et bien pour nous prémunir contre les carences en vitamine C tout au long de l’interminable traversée de la ligne U9. Ce serait ballot de mourir du scorbut avant même d’arriver à bon port, de crever gueule ouverte en des contrées lointaines comme les marins de Magellan autrefois. Pour «faire» Steglitz (comme le routard aguerri «fait» le Cap Horn), il faut être pré-pa-ré, nom d’une pipe.

Les filles s'exercent au chant sacré grec dans le métro
Une fois bien installés dans notre wagon, nous prîmes nos aises : les filles se raclèrent la gorge, sortirent leurs smartphones et entonnèrent à tue-tête des cantiques sacrés en grec, sous les encouragements pervers de Fräulein Kartoffel et son Âme Daphnée, une Grecque très calée en chants de Pâques orthodoxes. «Kyrie Eleison» par ci, «Χριστε ελέησον» par là, «αλληλούια» à 94 décibels... au bout d’une heure de vocalises à pleins poumons sous les yeux étonnés et passablement atterrés des autres voyageurs, les demoiselles, parfaitement coachées par la belle Hellène, étaient parées pour en découdre avec le pope barbu et ses ouailles velues (je dis ça pour la rime). Nous passâmes les trois heures suivantes à voir défiler le paysage depuis nos couchettes de la ligne U9.

À notre descente du train, nous passâmes le contrôle des passeports et la douane (le district berlinois de Steglitz-Zehlendorf devrait rejoindre l’espace Schengen à l’horizon 2015), et suivîmes Daphnée notre guide dans le silence de la nuit d’encre, loin des lumières et de l’agitation du samedi soir à Berlin. Pas de doute, nous étions sur la bonne voie : autour de nous, la majorité des passants convergeaient par petits groupes endimanchés dans la même direction. Nous atteignîmes enfin les abords de la «Paroisse Démocratique Grecque» (ainsi s’appelle l’église en allemand, la Griechische Demokratische Gemeinde). Un nom inhabituel pour une église, certes, mais pourquoi pas après tout. Et puis, ma foi, c’est toujours plus sympa et accueillant que «Paroisse Fasciste Grecque» ou que «Église Staliniste Grecque», ou bien, que sais-je encore, «Basilique Salafiste Grecque», ou bien encore... Oui bon je crois que vous avez compris. Alors une paroisse dite «démocratique», me direz-vous, c’est tout à l’honneur de la communauté hellénique de Berlin.

Et d’ailleurs, elle n’a pas de démocratique que le nom, c’t’église de Steglitz: c’est tout le peuple grec de la Hauptstadt qui s’y agglutine. Le vaste parvis, dominé par trois grands marronniers, est déjà rempli de fidèles venus en famille. Je me sens très étranger, isolé et vulnérable dans l’attroupement. Non seulement ça parle grec, une langue aux sonorités douces à l’oreille mais à laquelle je n’entends goutte, mais en plus il n’y a vraiment que des visages pâles à la ronde. Méditerranéens, certes, mais quand même fort pâles. Ce soir, je suis l’unique représentant de la «diversité» et des «minorités visibles», la goutte de Multi-Kulti berlinois dans un océan de moussaka, et cette évidence me met quelque peu mal à l’aise. D’ailleurs, suis-je parano, ou certains fidèles me décochent-ils des regards surpris, incrédules, narquois? Et ces murmures sournois auxquels je ne comprends diantre rien, veulent-ils, ou ne veulent-ils pas dire «je te parie que celui-là il n’est pas grec»?

La foule compacte se presse d’un pas lent vers l’entrée du bâtiment. Tout le monde a un cierge à la main. Daphnée en dégotte quelques uns pour nous autres, afin que nous aussi suivions le rite bien comme il faut. Enfin, nous pénétrons à notre tour dans l’église, un bâtiment moderne de forme rectangulaire, aux murs recouverts d’icônes dorées et de tapisseries immanquablement orthodoxes. Il est presque minuit et la messe a déjà commencé. Trop bête d’avoir loupé le début, ça devait vraiment envoyer du fett... L’église est archi-comble, et nous sommes contraints d’assister à la cérémonie debout au fond de la nef, ce qui n’est pas pour me déplaire. Des chants, des sermons. Des sermons et des chants. D’autres chants, d’autres sermons. À un moment, le curé a probablement dit : «Άγιε Κύριε, ελέησον ημάς». Ou peut-être pas en fait... Je ne pige pas un mot. Et quant à la «beauté» des cantiques, elle échappe à mon oreille profane. Heureusement, l’assistance est assez passive. Pas d’agenouillements intempestifs, pas de poignées de mains et encore moins de claquage de bise à ton voisin comme à la messe catholique bien de chez nous, donc pas d’occasion de me donner en spectacle. Je n’ai qu’à continuer à écouter, continuer à ne pas comprendre, et continuer d’attendre sagement que ça passe.

Enfin, au bout d’une quarantaine de minutes qui semblent avoir duré une éternité, la cérémonie touche à sa fin. Les fidèles qui étaient assis se lèvent, les autres se retournent et se massent dans l’étroit couloir qui mène vers la sortie. Nous allumons nos cierges de proche en proche, un peu comme dans une parodie de parcours de flamme olympique, au ralenti. À deux reprises, l’abondante chevelure bouclée de la mama grecque devant moi frôle dangereusement la flamme de mon cierge. Combien de chevelures (d’écharpes, de vestes) ont-elles fini cramées lors de toutes les messes de Pâques dans toutes les églises grecques du monde? Échaudé par la tragédie évitée de justesse, je tiens mon cierge tout contre moi, je sens la douce chaleur de la flamme sur mon visage, et j’attends patiemment que nous puissions enfin sortir de cette putain d’église, bordel de merde église.

Deux femmes m’adressent la parole, sans doute pour tromper l’ennui de la longue attente. «Salut, bel inconnu, que faites-vous donc après la messe?» s’enquièrent-elles (selon toute vraisemblance) avec concupiscence. Malheureusement, la question était en grec. Pour toute réponse, je leur ai fait : «Sorry, ich kann kein griechisch» avec la moue penaude de celui qu’on vient de prendre à défaut. Contrariées, elles se détournèrent de moi à jamais.

Enfin dehors. On respire. Ouf, ce n’est pas ce soir que je mourrai dans l’incendie d’une église grecque... Le parvis de la Paroisse démocratique est inondé de lumière, comme en atteste cette photo que j’ai volée à mon ami S_Drapeau. J’espère qu’il ne me tiendra pas rigueur de cette indélicatesse. Followez-le sur son compte Instagram et peut-être me pardonnera-t-il un jour. Mais c’est vrai que c’est beau.

À la sortie de la messe de Pâques devant la Paroisse Démocratique Grecque de Berlin. Photo: S_Drapeau.
Dehors, Fräulein Kartoffel et son Âme Daphnée s’extasient sur l’époustouflante beauté de la cérémonie à laquelle elles viennent d’assister. Je ne pipe pas mot, afin de ne pas mettre en péril le délicat consensus et passer pour un rustre. La conversation est brusquement interrompue par un vacarme assourdissant dans le ciel: des feux d’artifice dans le silence de la nuit de Steglitz, à une heure du matin! Et boum! Et re-boum! Oh la belle rouge, oh la belle jaune. Pour célébrer Christos Anastasios (Christ ressuscité) les Grecs mettent vraiment le Pâquet (ha-ha). Ils doivent morfler, les Spießer (les petits-bourgeois) du voisinage qui tentent de dormir par un tel raffut. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Sans crier gare, un bruit encore plus fort couvre le vacarme des feux d’artifice: des hommes, jeunes et moins jeunes, tirent au fusil! Pan! Un coup de feu en l’air. Bang! Le Christ est ressuscité! Bang bang bang! Un type décharge son revolver dans le ciel. Pan! Alléluia! Bang bang! Shoot for Jesus! Yeehaw! Le truc de tarés. Steglitz, c’est tellement loin à l’ouest que c’est le Far West en fait. Logique.

Si l’esprit de Jésus ressuscité se promène vraiment au-dessus des églises grecques à Pâques, il doit être criblé de balles et trucidé à la poudre à canon, raisonné-je à part.

Mais nous en avons assez de Steglitz et de cette ambiance de guerre de religion, et reprenons la route vers la civilisation. Devant la bouche de métro de la station Rathaus Steglitz, deux cerbères de l’Ordungsamt s’assurent que tout le monde éteint bien son cierge avant d’entrer dans la gare. On a enfin fini de faire mumuse avec le feufeu. Et nous voilà repartis dans la nuit berlinoise «normale», là où le grec n’est qu’une langue parmi beaucoup d’autres.

Verdict: Pâques chez les Grecs à Steglitz, on a testé et trouvé ça sympa, mais tout compte fait on préfère passer le samedi soir à Schlesisches Tor...

Je compte sur mes amis présents pour attester de la véracité de mes propos et l’authenticité de cette petite histoire. Pas vrai Mr Bonsoir ? Pas vrai, Le Dilettante ?

12 commentaires:

  1. Je tiens à confirmer la véracité des propos de ce MrBerliniquais. Les cerbères à l'entrée du métro, j'ai eu la même image, par contre pour les décibels en sous-sol je ne peux témoigner, je traversais la ville á vélo, vide était la ville, vide.
    --->La lumière la nuit à Steglitz.

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    1. Merci pour cette confirmation, il est important de clouer par avance le bec aux éventuels incrédules :-)

      C'est vrai que toi tu as fait le voyage à vélo. Respect!

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  2. "Je te parie que celui-là, il n'est pas grec": mdr!
    Cela dit, tu l'es, grec, et même grand-grec, je dirais, si mes souvenirs antillais sont bons.
    Bravo, comme toujours. Mais tu m'as assez modérément donné envie d'aller fêter Pâques à Steglitz...

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    1. :-)
      En effet on dit ça chez nous aux Antilles... mais c'est une expression antillaise, vraiment? Je pensais que c'était universellement français.

      Quant à la fête de Pâques chez les Grecs, eh bien ma foi le but n'était pas de donner envie aux lecteurs de faire l'expérience eux aussi, de toute façon :-)

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  3. Pour info, il y aussi le Sbahn qui va à Rathaus Steglitz :D

    Plus sérieusement, j'ai habité dans la rue située jusqu'à côté de cette église pendant plusieurs années, et c'est effectivement un "sacré bordel" lors de cette fête.

    Une année on a même eu droit à la messe en "outdoor" avec un bon haut-parleur, donc tout le monde (enfin tout le quartier du moins) a pu profiter des festivités, de gré ou de force ! :-O

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    1. @GACT: Merci de confirmer par ton précieux témoignage ma version des faits! J'avais peur que le lecteur peu averti mette en doute mes propos, vu que j'ai peut-être légèrement forcé le trait sur le côté "perpette les oies" de Steglitz :-)

      (voir les commentaires ci-dessous par exemple...)

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  4. Fichtrecouilles ! (tu me passeras l'expression je suppose)

    Voilà une bien belle expérience qui m'a fait sourire plus d'une fois. Je tiens néanmoins à faire remarquer à la foule des lecteurs de ce site, dont la plupart ne vit sans doute pas dans la Welthauptstadt Germania, que les propos tenus par son propriétaire ne correspondent pas tout à fait à la réalité ; on peut atteindre Steglitz depuis Schlesisches Tor en moins de trois heures.

    En outre, et je sais que cela semble inconcevable et pourtant c’est vrai, j’ai appris quelque chose dans cette magnifique tribune, à savoir la signification d’Anastasios. Merci à toi donc.

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    1. @ Gonzague: Enfin cher Monsieur, ici on est entre gens bien élevés et je ne tolère pas qu'on me balance un "fichtrecouilles" à la figure! Un peu de tenue verdammt!

      Bon OK j'ai peut-être *un peu* exagéré sur l'éloignement de Steglitz. Mais bon... heureusement que personne jusqu'ici n'est venu contester mes autres affirmations sur les contrôles de passeport à l'arrivée à Rathaus Steglitz, ou encore sur les risques de scorbut qu'encourent les passagers qui n'ont pas fait le plein d'agrumes pour le très très très très très très long voyage jusqu'à Steglitz!

      Sinon très honoré d'avoir droit à un commentaire du très grand Gonzague Loumintope :-)

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  5. Une question me titille, un doute m'assaille: notre chroniqueur ne nous dirait-il pas toute la vérité? 4h 1/2 de métro, ou 1/2h de vélo? Steglitz serait-il, à l'instar de Bielefeld, un endroit qui n'existe pas? Mr. Bonsoir serait-il de mèche pour enfumer le lecteur?
    Nous ne le saurons peut-être jamais... En tout cas, mieux vaut voyager en lisant son blog préféré :-)

    P.S. Pour "(grand-)grec", il faudrait tester ça auprès de métros purs et innocents pour voir s'ils comprennent...

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    1. Que ceux qui mettent en doute le moindre détail de mon récit, tentent par eux-mêmes le voyage jusqu'à Steglitz sans un bon stock d'agrumes... il paraît que le scorbut, c'est très douloureux. Mais ils l'auront bien cherché!

      :-)

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  6. Quel belle aventure! Quel courage d'avoir osé vous aventurer dans des terres aussi hostiles! La prochaine fois que vous prévoirez une expédition passionnante de ce genre, faites-moi signe, j'aimerais être de la partie! Et pensez, pour prévenir le scorbut, à consommer plutôt de fruits locaux comme le chou-rave, le chou-fleur, le chou frisé, le chou blanc.

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    1. C'est plus écolo de consommer local en effet, mais moi je suis un Méridional et j'ai vraiment un faible pour les agrumes.

      Je transmettrai le message à Mr Bonsoir. C'est lui l'expert en plans de derrière les fagots comme ça.

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Un petit bonjour ?

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