vendredi 4 février 2011

Fin de partie à Liebig 14


Wohnprojekt sur la Kreutziger Straße, à Friedrichshain
Après Tunis, Amman et Le Caire, c'est à bien Berlin, et plus particulièrement dans le quartier populaire est-berlinois de Friedrichshain, que la colère monte. Un vent de révolte souffle depuis quelques jours. Il faut dire qu'ici les manifestations en tout genre font partie du paysage urbain et que l'on finit par ne même plus y prêter attention. Une hirondelle ne fait pas le printemps, et une émeute ne fait pas la révolution. Néanmoins, il y a bien quelques groupuscules obscurs qui pensent sincèrement que le peuple est opprimé par une "dictature", et prêchent la révolution pour vaincre la tyrannie. Ce sont les anarchistes de gauche, une catégorie de population qui se distingue par :
- des effectifs négligeables (environ 2000 personnes), mais clairement surreprésentés à Friedrichshain ;
- des "collectifs" installés dans des squats bariolés, le plus souvent à Berlin-Est et depuis le début des années 1990, où la création artistique s'épanouit et où des initiatives de vie de quartier telles que les VoKü, ou Volksküchen ouvertes à tous, resserrent les liens de voisinage, malgré la prononciation, parfaitement homophone de "faux-cul" ;
- des idéaux généreux où il est toujours question de "liberté", de "solidarité", de "culture", d'écologie, et de lendemains qui chantent ;
- des ennemis jurés, viscéralement haïs : les "fascistes", les "capitalistes", les "impérialistes" (des qualificatifs commodément assez mal définis, ce qui permet de souvent les confondre dans un informe magma maléfique), et bien sûr l'État, car il prend invariablement le parti de ces derniers, quand il n'est pas occupé à chercher de nouvelles façons d'opprimer le petit peuple.

"Liebig 14", à l'angle de la Liebigstraße et de la Rigaer Straße
J'aime bien mes voisins anarchistes. Ils ne se douchent pas très souvent et sont en général entourés de meutes de chiens qui puent (mais qui, heureusement, ne mordent que très rarement), mais ils sont gentils, habités par le feu sacré et croient sincèrement qu'à force d'organiser des "sit-in" à l'ancien aéroport de Tempelhof et des concerts de ska ou de heavy metal à Boxhagener Platz, ils réussiront à changer le monde. Lorsqu'ils ne sont pas occupés à prêcher l’avènement du Grand Soir, ils démontrent, du simple fait de leur existence, qu'il y a d'autres manières de mener sa vie que par le perpétuel et insensé métro-boulot-dodo ayant pour finalité d'accumuler des bien inutiles. Après avoir été quasiment éradiqués des quartiers plus centraux de Mitte et de Prenzlauer Berg par le lent processus de gentrification, les derniers squats de Berlin subsistent encore à Friedrichshain. Ce ne sont même plus vraiment des squats proprement dits, mais des alternative Wohnprojekte, des "projets de cohabitation alternatifs", où les résidents, contrairement à la légende solidement ancrée dans les imaginaires, payent bien un loyer, certes symbolique, à la ville de Berlin ou au bailleur privé, et assurent tous les travaux d'entretien, tout en organisant un grand nombre d'activités culturelles ouvertes à tous et à prix dérisoire, lorsqu'elles ne sont pas gratuites. C'est précisément l'une de ces communautés emblématiques qui a été démantelée ce mercredi à Friedrichshain, à coups de marteau, de scie, de bélier, de matraques et de décisions de justice.

Métro Samariterstraße le dimanche 30 janvier
Le Figaro (désolé pour la publicité pour ce journal) a le mérite d'être le seul média français d'envergure qui ait évoqué cet épisode, mais il n'a pas pu s'empêcher de désigner la communauté de "Liebig 14" comme un "squat". On ne se refait pas. Alors que les résidents payaient un loyer, ils n'ont pu empêcher la vente de l'immeuble qu'ils habitaient à un promoteur immobilier qui a vite fait de d'obtenir une décision de justice en sa faveur ordonnant l'expulsion des indésirables. Lorsque les derniers recours ont été épuisés, la décision est tombée : l'immeuble sis au numéro 14 de la Liebigstraße devra être évacué par ses occupants le mercredi 2 février 2011. Le compte à rebours était donc lancé. Les manifestations de soutien ont commencé à se multiplier dans le quartier, les appels à la "résistance" se sont faits de plus en plus pressants, et à partir du milieu de la semaine dernière, la présence policière s'est très nettement renforcée aux abords de toutes les communautés "alternatives" de Friedrichshain. Samedi 29 janvier, en début de soirée, les manifestations ont tourné à l'émeute dans les Liebigstraße et Rigaer Straße.


Mon collègue français Florent, qui a la chance d'habiter la Rigaer Straße (la rue de Riga), a eu le privilège d'être aux premières loges lors de la manifestation de samedi et a même reçu en prime quelques coups de matraque, le veinard. J'en étais vert de jalousie. C'était pour la bonne cause après tout. Voici son récit.

Plan de bataille sur Rigaer Straße

J'habite au fond d'une cour qui donne sur la Rigaer Straße. Elle est très bien isolée du bruit de la rue. mais samedi soir, j'ai entendu des feux d'artifice depuis mon appart. Je me suis dit qu'il y avait une fête et que je pouvais aller voir ça de plus près dans la rue. J'ai tout de suite remarqué beaucoup de gens dans ma cour, sans trop me rendre compte de ce qui se passait. Arrivé au niveau de la rue, j'ai vu à gauche, devant le squat "Liebig 14", une énorme foule de manifestants gonflés à bloc. Ils devaient bien être 1000. À droite, un énorme détachement de policiers anti-émeute, à vue de nez, 650 (Florent est ingénieur, et en plus il a un œil de lynx)

Manifestation de soutien sur Grünberger Straße,
devant la communauté "Zielona Góra", le 30 janvier
Je ne pouvais aller ni à droite, ni à gauche. Les manifestants avaient enlevé les pavés des trottoirs et s'en servaient comme projectiles. J'ai sorti mon téléphone et j'ai commencé à filmer, mais il faisait trop noir. Pendant que j'essayais de filmer, je n'ai pas remarqué que tous les manifestants autour de moi prenaient la fuite. Puis j'ai vu un petit groupe de policiers se ruer sur nous, vers l'entrée de ma cour ! Je n'ai pas eu le temps de m'enfuir : une énorme baraque m'a plaqué contre le mur, donné quelques coups de matraque et a tenté de me prendre mon téléphone, mais j'ai tenu bon. J'ai protesté ("En allemand ?" - Oui, en allemand) et il a fini par me lâcher et est parti rattraper ses collègues. Juste à côté de moi, j'ai vu deux filles en larmes, le visage en sang. Juste derrière les policiers, deux gars du "Rettungsdienst" sont arrivés et ont commencé à soigner les deux filles. C'est fou : la police arrive et tabasse à l'aveugle, et les secours les suivent littéralement sur leurs talons et pansent les blessés derrière.

Malgré cette mésaventure, je reste persuadé que l'infortuné Florent peut remercier le Ciel de ne pas avoir eu affaire à des CRS ou a des gendarmes français dopés à la politique du chiffre de notre gouvernement. Quoi qu'il en soit, il a décidé qu'il avait eu assez d'ennuis pour un samedi soir et a décidé de rentrer chez lui. Mercredi matin, il a eu toutes les peines du monde à franchir les lignes ennemies pour parvenir jusqu'à son arrêt de tram à Frankfurter Tor. Mercredi, c'était le jour de l'assaut final, de la liquidation de Liebig 14 pour faire place nette au nom du progrès, du développement et des appartements de grand standing à venir. C'est tellement plus chouette que les projets alternatifs. 

 L'affaire a été rondement menée, tout compte fait. Les 2500 policiers mobilisés, oui, deux mille et cinq cents policiers anti-émeute, sont parvenus à déloger les 25 occupants de Liebig 14, après avoir repoussé des manifestants, puis tenté de pénétrer dans un immeuble que les résidents avaient barricadé à l'aide de plaques de métal et de murs de béton. Après avoir dû recourir aux grands moyens, les forces de l'ordre ont investi l'immeuble, partiellement inondé et dont la cage d'escalier avait été volontairement saccagée pour ralentir leur progression. Sans parler des faux explosifs à l'intérieur. C'était une vraie opération à la Indiana Jones. Les neuf derniers résidents trouvés dans l'immeuble ont été arrêtés presto. Dehors, les manifestations redoublaient d'intensité et les arrestations se multipliaient.

Fourgons policiers à Frankfurter Tor

À mon retour à Friedrichshain mercredi soir, la situation est électrique. Des centaines de jeunes anarchistes, éméchés, des bouteilles de bière à la main, défient les forces de l'ordre encore présentes en masse. Dans les rues, les véhicules de police sont de loin le plus nombreux, et à proximité de la Rigaer Straße et de la Liebigstraße, des barrages filtrent la population et ne laissent passer que ceux qui  montrent patte blanche. Je n'ai donc pas pu aller voir l'immeuble après l'assaut. Plus près de chez moi, à proximité des "squats" de la Kreutziger Straße et de Grünberger Straße, les nombreux débris de mobilier dans la rue trahissent les quelques affrontements qui ont dû s'y produire dans la journée. Évidemment, il était plus facile de manifester par ici, car la présence policière était moins forte. Un hélicoptère patrouille le ciel, rien que ça ! Il ne braque pas de projecteur sur nous : sans doute est-il équipé de lumière infra-rouge. Et pourquoi pas des drones, comme au Sud-Waziristan par exemple ? Ne lésinons pas sur les moyens pour mater les velléités de rébellion. Je n'exagérais pas quand je parlais de "bataille" sur les rives de la Spree.

Barrage policier devant Liebig 14
Jeudi 3 février : les forces de l'argent-roi, ces suppôts des ténèbres ont remporté une éclatante victoire. La capitale se réveille avec une communauté alternative de moins que la veille. Encore une de perdue. La colère finira bien par retomber, et le calme reviendra. Les loyers, eux, ont tranquillement augmenté de 14% en un an ! Berlin, "pauvre mais sexy" a dit un jour le maire, Klaus Wowereit. Eh bien il semblerait que la ville ait décidé d'adopter la même stratégie que certaines personnes "pauvres mais sexy" : se prostituer, se vendre au plus offrant. Mais c'est ainsi, les temps changent, et il faut bien s'y faire. Le jour où Berlin sera devenu un Paris germanique, stérile, hors de prix et coincé, on pourra toujours partir pour Caracas, où à l'initiative du président Hugo Chávez, le nombre de logements squattés est en plein boom ! Et au moins là-bas, ils ont le soleil toute l'année.


4 commentaires:

  1. C'est extraordinaire, cette reportage! Cela serait triste de voir Berlin devenir une ville comme Paris. Mais il fallait se battre à Berlin, c'est la dernière metropole en Europe qui est attirante par sa philosophie. Moi, je veux batîr un 'Heim' un jour :)

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  2. Eh oui, tout change, parfois c'est bien, parfois c'est triste. Il paraît qu'il y a 30 ans, New York était comme Berlin... Pour l'instant profitons de vivre encore dans une ville aussi différente des autres. On a encore le temps d'aider cette ville à rester exceptionnelle.

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  3. C'est un super article Jean- Michel! Il résume vraiment bien l'ambiance ici et le devenir de la ville...Ceci dit je doute que ça devienne "un Paris germanique, stérile",enfin du moins je l'espère sérieusement. Hors de prix peut-être, coincé, à voir. Bon dimanche!

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  4. Hello, merci pour ce commentaire. On a vécu une semaine intéressante à Friedrichshain n'est-ce pas ? :-) Malheureusement l'issue a été négative... Il y a encore pas mal de voitures de police, tu as vu ? On les voit souvent stationnées ou circulant autour de Boxhagener Platz. On verra bien ce que deviendra la ville, de toute façon elle mettra des années à évoluer dans un sens ou dans l'autre. Bon dimanche après-midi à toi ! PS: tu as vu, Caroline a écrit un mot sur son blog ce weekend... elle va peut-être s'y remettre un jour on dirait.

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Un petit bonjour ?

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